JP Morgan rachète Asmodée!


La nouvelle est tombée comme une bombe hier: JP Morgan, la plus grande banque du monde, rachète Asmodée! Pour être précis il s’agit de JP Morgan Private Equity Group, la filiale de Private Equity (« capital investissement ») de JP Morgan qui s’est portée acquéreuse. Je préviens d’ailleurs tout de suite, l’article va être un peu technique car pour bien comprendre cette annonce il faut un minimum de « technicité » financière.

Asmodée racheté donc. Vous avez bien lu. L’ogre insatiable qui a acheté tout ce qu’il était possible de racheter ces dernières années. Rien que ces derniers mois ils ont mis la main sur Tric-Trac, Repos Prod, Boardgamearena, Libellud, Plan B, Philibert… (on dirait un Hall of Fame du monde du jeu de société, et ce sont juste les annonces les plus récentes!). Le monde ludique ne parle que de ça depuis de nombreuses années, que va-t-il se passer dans les mois et années à venir, à quelle sauce allons-nous être mangés, quelle autonomie garderont les éditeurs rachetés, quels jeux pourra-t-on encore jouer sur BGA… bref la croissance à marche forcée d’Asmodée a généré et génère beaucoup de questions et de rumeurs dans le microcosme ludique.

Big Bisou… heu Big Business

La déontologie journalistique m’oblige à signaler que ce rachat n’est en fait aucunement une première. Peu le savent mais Asmodée a changé plusieurs fois de mains ces dernières années. Ils ont d’abord été rachetés en 2013 à leurs fondateurs par Eurazeo (un fonds de Private Equity également), qui l’a lui-même vendu à PAI Partners (un fonds de… Private Equity, si si, merci il y en a une qui suit là-bas au fond). Donc on pourrait dire que c’est un rachat comme un autre, les requins de la finance font des affaires entre eux. Mais ce qui frappe ici c’est le montant de la transaction: 8,7 milliards d’euros. Asseyez-vous sur votre chaise, reprenez votre souffle et lisez à nouveau (à voix haute pour ceux qui retiennent mieux en parlant): huit virgule sept milliards d’euros. Soit à peu près 220 millions de boîtes de 7 Wonders. Ou 440 millions de Jungle Speed. Ou des dizaines de millions de boîtes de n’importe quel KS où on vous fourgue watmille figurines en plastique. Bref un montant colossal, astronomique!

PAI Partners avait racheté Asmodée 1,2 milliard il y a 3 ans. Comment la valeur de l’entreprise a-t-elle pu être multipliée de cette manière en aussi peu de temps? Les réponses sont multiples. Mais avant d’y venir il faut rentrer un peu plus en détail dans les méthodes de valorisation d’une entreprise de PE (Private Equity). La moyenne du secteur (à la louche) est de prendre l’ebitda (pour faire simple, ce que l’entreprise gagne avant impôts et amortissements) et de le multiplier par 10. Si le secteur / l’entreprise sont en croissance, on peut monter jusque 15, voire 20. Si on part du principe qu’Asmodée est en croissance forte (je crois que tout le monde est d’accord) et que le secteur du jeu est en croissance forte (je crois que tout le monde est d’accord) on peut donc conclure (à la louche évidemment, « au doigt mouillé ») que l’ebitda d’Asmodée serait de +/- 400 millions par an. Gigantesque!

The winner takes it all…

Mais quid des raisons donc expliquant cette croissance énorme de la valorisation? Comme dit elles sont multiples: le monde du jeu est évidemment en croissance forte depuis des années, je ne vous apprends rien (votre portefeuille vide et votre carte de crédit surchauffée sont là pour en témoigner). Et cette croissance n’est pas près de s’arrêter vu qu’il y a encore énormément de marchés à ouvrir / à développer (le jour où l’Asie s’éveillera vraiment au jeu de société…).

Cette croissance s’est évidemment accélérée depuis un an par la situation sanitaire, qui a poussé tant d’entre nous à rester à la maison plus que d’habitude (euphémisme…). Les déjà passionnés ont passé (encore) plus de temps à jouer (et à acheter…). Les non-passionnés ont dû trouver des occupations… et certains ont découvert ou redécouvert les jeux de société. Les statistiques de BGA ne mentant d’ailleurs pas, le site a vu une explosion de sa fréquentation en 2020…

Troisième raison importante, et on repasse dans la « technicité », le secteur du jeu est occupé à se verticaliser, comme tant d’autres secteurs ces dernières années. La verticalisation signifie qu’un (ou plusieurs, mais en général un nombre très limité) acteur contrôle toute la chaîne, ou quasi toute la chaîne depuis la création jusqu’à la vente et même l’après-vente, en passant par l’édition, la distribution… Cette verticalisation permet un contrôle total sur sur tout le processus. Elle permet de limiter la concurrence (indirectement, car il est beaucoup plus difficile de « rentrer » dans le marché). Et elle permet évidemment de maximiser les profits. A la fois parce que vous contrôlez tout de A à Z jusqu’au dernier boulon (vous pouvez donc à loisir modifier tous les paramètres pour optimiser votre « produit » et son rendement). Et à la fois parce que vous pouvez à loisir multiplier les supports (jeu en dur ou en ligne, PC et portable…), les extensions pour les jeux qui marchent, les collaborations croisées, les actions marketing…

Dernier élément, le secteur du jeu connaît également un mouvement de concentration très significatif. Asmodée en tête évidemment. Mais on sait qu’Hachette pousse les feux derrière. Ce qui signifie que le le secteur du jeu, à nouveau comme beaucoup d’autres ces dernières années, s’oriente vers un syndrome du « winner takes it all ». Si vous êtes leader du marché (éventuellement 2ème ou 3ème challenger), vous vivez (très très) bien. Si vous êtes 10ème sur la marché, vous êtes morts. On n’en est pas encore là évidemment, mais on en prend le chemin.

Toutes ces raisons expliquent pourquoi la valorisation de la société a énormément augmenté en très peu de temps: société (plus que) leader sur un marché en croissance forte, occupé à se verticaliser et à se concentrer. La combinaison gagnante. On peut même raisonnablement penser que vu toutes les perspectives positives exposées ci-dessus le multiple utilisé pour la valorisation ait été supérieur à 20.

Que va-t-il se passer maintenant? Après chaque rachat significatif Asmodée tente de rassurer la communauté ludique, et la vérité commande de dire que jusqu’à présent ils n’ont pas trahi leurs « promesses ». Mais ce rachat va-t-il changer quelque chose? Je n’en sais strictement rien. Mais vous pouvez être sûr d’une chose: nos amis américains n’étant pas exactement connus pour leur propension à acheter des entreprises juste pour faire de la philanthropie, vous pouvez être sûr que nous allons continuer à entendre parler d’Asmodée et de ses rachats d’acteurs du monde du jeu de société dans les années à venir, et ce sur tous les fronts!

Vindjeu
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